Le dernier rapport de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) indique que “le Maroc est toujours le premier producteur de résine de cannabis du continent africain, principalement à destination de l’Europe”. L’Afrique du Nord demeure la sous-région d’Afrique où ont été saisies les plus grandes quantités de résine de cannabis, note le rapport, qui précise que “ces prises ont été particulièrement importantes en Algérie, où elles sont passées de 53 tonnes en 2011 à plus de 211 en 2013”.
A Ketama, dans le nord du royaume, près de 80 000 hectares produisent annuellement 100 000 tonnes de kif brut, engendrant près de 2 milliards de dollars de revenus. Des superficies verdâtres s’étalent à l’infini. Au milieu des champs, un nombre incalculable de hangars de stockage, d’ateliers de fabrication de différentes variétés de “zetla” [cannabis], du “double zéro” à la “gabba”, comme on dit ici [pour désigner les qualités de fabrication]. Les lieux du seigneur sont inviolables ; il serait plus facile d’aller en touriste sur la Lune que de pénétrer dans ce site industriel à ciel ouvert. Au bord de la route, des bambins et des femmes aux tatouages bien visibles proposent de petites plaquettes de résine de cannabis à des prix concurrentiels – de petites quantités comme échantillon avant d’éventuelles commandes. Mais le gros trafic ne s’échafaude pas sur les trottoirs.
Marchandise convoyée à dos d’âne
Ketama est l’antre du diable, où l’on risque de vous fourguer de la drogue et de vous dénoncer aux barrages douaniers et de la gendarmerie royale, deux kilomètres plus loin. “Si la culture du kif est permise, le trafic est une autre histoire, c’est comme cela, tout est affaire de barons et d’argent, donc de complicités à tous les niveaux”, confesse un confrère marocain que nous appellerons Slimane. La nuit, ouverture des cieux des dieux… Selon une source très au fait de ce trafic, la production de Ketama prend deux destinations : l’Espagne et l’Algérie.
Des véhicules s’approvisionnent et sortent des plantations avec en moyenne deux quintaux chacun. Comme on sort d’une huilerie ou d’une cimenterie. Une fois le droit de passage payé, les véhicules avalent l’asphalte tranquillement en direction, en ce qui nous concerne, d’Oujda, capitale de l’Oriental [d’après le nom de la région frontalière], porte privilégiée sur cette Algérie généreuse. C’est là que la pègre négocie qualité, quantité, prix, date de passage…
Un âne dans la région de Ketama, au Maroc. PHOTO SEBASTIAN CEM/FLICKR/CC
La marchandise, convoyée de nuit ou à l’aube, généralement à dos d’âne, très peu à bord de véhicules à moteur, est acheminée jusqu’aux entrepôts des villages [algériens] avoisinants de Maghnia, Marsa Ben M’Hidi, Souani, Sebdou… Le convoyage de la drogue vers les villes d’Oran et d’Alger, vers l’est et le sud s’effectue d’une manière étudiée. Des voix désabusées par tant d’hypocrisie entourant l’ampleur de ce trafic indiquent : “Personne n’est dupe, les trafiquants achètent la route pour faire passer leur poison. Ici, nous sommes tous en situation de sursis, le pouvoir de l’argent peut nous broyer en un clin d’œil. Quant aux barons, les vrais, ceux qui font et défont les lois locales, ceux-là, on ne les voit pas.”
Il faut payer
Il est difficile de mettre en doute les propos de nos différents interlocuteurs, en ce sens que, pour traverser cette frontière officiellement fermée – tranchées, grillage, postes avancés de militaires, patrouilles de gendarmerie, douanes, brigades de lutte contre les stupéfiants, barrages fixes de différents services de sécurité…–, il faut payer. Tout le monde le sait et tout le monde se tait !
D’énormes quantités de drogue sont saisies à des kilomètres du tracé frontalier, souvent sur l’autoroute Est-Ouest, ou carrément dans le Sud algérien. Parler encore de frontière fermée, c’est ridicule ! Notre confrère marocain Slimane, toujours sous le sceau de l’anonymat, dans un sursaut d’orgueil, opine : “Tout compte fait, c’est bien beau de jeter l’anathème sur le Maroc, mais, s’il n’y avait pas d’acheteurs (les Algériens), il n’y aurait jamais de vendeurs (les Marocains) ! C’est un business qui rapporte à toutes les parties, et le trafic de drogue est universel…” Qui arrêtera les trafiquants ? Certainement pas les tranchées et le grillage…
Chahredine Berriah