« Les trafiquants contrôlent toute la chaîne de production, explique Edward Follis. Ils soudoient leurs interlocuteurs, chez les talibans comme au sein du gouvernement. »
B. CHAROY POUR L’EXPRESS
Edward Follis, un ex-cadre de l’agence américaine antidrogue DEA, raconte dans un livre comment il a infiltré les réseaux des barons afghans du trafic d’opium et d’héroïne. Il explique à L’Express leurs liens avec les talibans.
Dans votre livre (1), vous racontez avoir travaillé comme agent infiltré aux Etats-Unis, en Thaïlande ou au Mexique. En 2006, vous êtes nommé attaché spécial de la Drug Enforcement Administration (DEA) à Kaboul (Afghanistan). Quelle est alors votre mission?
Après les attentats du 11 septembre 2001, la DEA est devenue un acteur majeur dans la guerre globale menée par les Etats-Unis contre le terrorisme. Les principales ressources financières d’Al-Qaeda et de ses alliés talibans proviennent de l’opium et de l’héroïne produits dans ce pays. Comment voulez-vous que ces organisations puissent financer leur logistique, les besoins en armement et mener des opérations d’envergure?
Grâce à l’argent de la drogue, évidemment. C’est la cash machine du narcoterrorisme. En 2006-2007, ma mission est donc d’aider les nouvelles autorités afghanes à lutter contre les trafics, mais surtout d’identifier les responsables et de démontrer leurs liens avec les talibans, puis de les faire interpeller pour les traduire en justice. Mais on ne peut pas combattre ces réseaux de façon conventionnelle. Il faut les approcher, les infiltrer, entrer en affaires avec eux pour les piéger.
Votre équipe a ainsi fait arrêter l’un de ces barons…
Haji Bagcho Sherzaï. Certainement le plus riche trafiquant d’héroïne de tous les temps. Grâce à des écoutes et à des renseignements, nous avons pu établir qu’il reversait une partie de ses bénéfices aux talibans. Pour le rencontrer, un de nos agents locaux, Aziz, s’est rendu à Djalalabad [en Afghanistan, près de la frontière pakistanaise], où se trouvait alors le plus vaste marché d’opium et d’héroïne au monde. Aziz avait un mouchard sur lui. Haji Bagcho lui a confirmé qu’il finançait les talibans. Aziz lui a acheté 2 kilos d’héroïne pure.
La preuve était faite. Une unité des forces spéciales a débarqué pour capturer le trafiquant. Des saisies effectuées dans ses propriétés ont permis de prouver qu’au cours de l’année 2006 il avait vendu 123 tonnes d’héroïne! Cela représentait 250 millions de dollars, dont une partie alimentait le gouverneur taliban de la province et des chefs militaires… Nous avons transféré Haji Bagcho aux Etats-Unis. Lors de son procès, en mars 2012, j’étais le seul témoin à charge. Il a été condamné à la prison à perpétuité.
Comment les barons en question parviennent-ils à maintenir leurs activités dans un pays si instable?
Ces gars ont résisté à l’invasion soviétique, à la guerre civile, au régime taliban et même à l’intervention américaine… parce que ce sont des hommes d’affaires très avisés. Dans leur région d’activité, ils contrôlent toute la chaîne de production: paysans cultivateurs de pavot, fournisseurs de produits chimiques, laborantins, usines d’emballage, transporteurs routiers… Ils parlent plusieurs langues et dialectes locaux, afin d’être en contact direct avec chaque maillon de cette chaîne.
Ils ont des alliés et des amis au plus haut niveau: ils soudoient leurs interlocuteurs, aussi bien du côté taliban que du côté gouvernemental. Ils paient pour protéger leur business mais, à l’inverse, tout le monde a besoin d’eux. Le plus étonnant est qu’ils vivent de manière très frugale, sans aucune ostentation, contrairement aux mafieux mexicains ou thaïlandais, par exemple. Ils sont capables de rester des mois dans leur village de montagne, entourés d’un troupeau de chèvres, comme le faisaient leurs ancêtres. Impossible d’imaginer qu’ils brassent des millions de dollars…
Vous vous êtes lié d’amitié avec l’un des plus puissants, Haji Juma Khan (HJK). Pour lui éviter d’être tué par une attaque de drones de l’armée américaine, vous avez favorisé son arrestation, puis son extradition vers les Etats-Unis, où il est en attente de jugement. Comment fonctionnait le business de cet homme que vous présentez comme proche de Ben Laden et du mollah Omar?
HJK est quelqu’un de brillant, que j’apprécie, je ne m’en cache pas. Il n’a jamais reconnu devant moi être un trafiquant, mais je sais qu’il gérait tout cela avec intelligence, un sens inné du commerce. Il faut dire que sa proximité avec certains membres du gouvernement favorisait les choses… Une fois la drogue sortie du pays, par des « caravanes » entières de puissants véhicules tout-terrain, ce n’était plus son affaire, il avait fait son job, d’autres filières prenaient le relais. Au passage, pour pouvoir poursuivre ses activités, il versait de l’argent aux talibans. Mais ce n’est pas un violent ni un extrémiste. Il désapprouvait les attentats du 11 septembre 2001, contraires à l’islam selon lui.
Dans le livre, j’explique qu’il a été un précieux atout pour notre pays dans la lutte contre le terrorisme. S’il payait les talibans, ce n’est pas trop en raison du mal qu’ils pouvaient lui faire, c’est plutôt à cause de leur capacité de détruire tout ce qu’il avait mis en place. Haji Juma Khan vivait dans des conditions modestes. Quand nous déjeunions ensemble, il était habillé d’un simple shalwar kameez, le vêtement traditionnel. Son argent était placé à l’étranger, notamment à Dubaï, au Pakistan et en Turquie.
Au pire. Les talibans se renforcent. Leur principale source de financement est, plus que jamais, la drogue (opium et héroïne). Après l’intervention de la coalition internationale, en 2001, un programme avait été instauré pour aider les paysans afghans et les orienter vers d’autres cultures que celle du pavot. Mais tout cela a été mal pensé, sans aucun débouché commercial pour les produits agricoles en question. Du coup, sous la pression des grossistes en drogue, l’aide a été détournée pour produire encore plus de pavot.
La situation est d’autant plus inquiétante qu’un autre danger menace: Daech. Cette organisation criminelle dirigée par des gens très intelligents ne cesse de s’étendre et de s’impliquer dans le trafic de drogue. Au Liban, où ses combattants cherchent à s’imposer dans la vallée de la Bekaa, mais surtout en Afghanistan, où des conflits armés les opposent aux talibans pour le contrôle de zones de culture du pavot.
Selon des sources russes, le trafic d’héroïne afghane devrait rapporter 1 milliard de dollars à Daech cette année. Et ce n’est pas fini, si l’on tient compte du nombre croissant de toxicomanes à travers le monde. La hausse de la consommation de médicaments opiacés, que nous appelons « painkillers » (antidouleurs) aux Etats-Unis, est pour beaucoup dans ce phénomène. Certaines personnes sont si accros à ces médicaments qu’elles deviennent des junkies et passent, un jour ou l’autre, à l’héroïne. Pour les trafiquants, le marché est donc énorme. Comment les combattre? En s’attaquant d’abord à leur argent.
(1) Infiltré au coeur du narcoterrorisme, par Edward Follis. Flammarion, 346p., 21€.
http://www.lexpress.fr/actualite/societe/la-drogue-cash-machine-du-narcoterrorisme_1725153.html
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