STUPS: pour le directeur d’Europol, le Darknet est le nouveau boulevard de la drogue

« L’échange et l’analyse de données sont les clés pour combattre la criminalité et nous sommes un peu le Google du monde policier. » C’est ainsi que Rob Wainwright, 50 ans, présente Europol, l’agence européenne de coopération policière, qu’il dirige depuis huit ans. Chantre de la coopération internationale, le Britannique ne souhaite pas s’exprimer sur les remous qui agitent la lutte antidrogue en France mais entend remobiliser l’Europe face à un phénomène qui génère, selon lui, un chiffre d’affaires de plus de 50 milliards d’euros sur le continent. Rencontre exclusive à La Haye (Pays-Bas) dans le siège hypersécurisé d’Europol.

Plusieurs policiers spécialisés ont été mis en examen en France dans le cadre de livraisons surveillées, de la gestion de leurs indics… Ces techniques sont-elles à bannir?
Non, la police doit pouvoir utiliser ces techniques pour comprendre le fonctionnement de ces organisations. Nous avons affaire à des criminels intelligents, qui se jouent des frontières, disposent de beaucoup d’argent, de ressources techniques incroyables, de conseillers brillants pour leurs placements financiers. Si on veut avoir une chance de les vaincre, il faut utiliser toutes les armes à notre disposition, y compris les livraisons surveillées et les indicateurs. Nous réfléchissons même à Europol à la possibilité d’aider les services enquêteurs à financer des opérations de coup d’achat – flash money – pour confondre ces trafiquants. Ces enquêtes demandent du temps. Jusqu’à deux ans dans certains dossiers coordonnés par Europol, parce qu’ils concernent 30 pays et que l’on veut identifier tout le réseau.

Le chiffre d’affaire du marché de la drogue en Europe est sans doute plus proche de 50 milliards, voire plus

Selon le dernier rapport d’Europol, le chiffre d’affaires du marché de la drogue en Europe est estimé à 24 milliards d’euros. C’est plus qu’une multinationale…
Oui, et je pense que ce montant est sous-estimé. Laréalité est sans doute plus proche de 50 milliards, voire plus. Et cela continue à augmenter parce que les trafiquants – plus de 2.000 organisations font l’objet d’investigations aujourd’hui en Europe – sont de plus en plus entreprenants, qu’ils s’appuient sur toujours plus de technologies et qu’ils ont changé de business model pour être de plus en plus internationaux. Il y a vingt ans, nous avions affaire à un cartel colombien pour la cocaïne, à un groupe turc pour l’héroïne… Aujourd’hui, nous devons faire face à des groupes composés de différentes nationalités qui ont recours à une combinaison de spécialistes dans la logistique, le blanchiment, etc. Cela crée une nouvelle dynamique.

La lutte contre le trafic de drogue, un défi aussi grand que l’anti-terrorisme

Pourquoi ne pas reconnaître que la lutte policière est un échec ou que la politique de prohibition ne marche pas?
Ne parlons pas d’échec, disons que nous devons faire mieux. Il faut au contraire mobiliser la communauté policière et le législateur. C’est un défi énorme, exactement comme le terrorisme.

Des expériences de dépénalisation ou de légalisation sont menées aux Etats-Unis et ailleurs. Qu’en pensez-vous?
Je ne suis pas convaincu. Selon moi, cela va surtout entraîner une augmentation de la consommation. Prenons la cocaïne. Parce que sa consommation est illégale et qu’ils ne veulent pas d’ennuis avec la police, certains vont hésiter à en prendre. Si l’interdit légal saute, ils vont franchir le pas…
Même face au terrorisme, à la crise migratoire, à la cybercriminalité, le trafic de drogue reste le problème criminel numéro 1

L’Europe est-elle la bonne échelle pour organiser la lutte?
J’ai peur que ce ne soit pas suffisant. Certes, nous avons de beaux succès. Il y a deux semaines, 3,8 tonnes de cocaïne ont encore été saisies avec les Espagnols. Mais malgré ces succès enregistrés chaque mois ou presque, l’approvisionnement en drogue de l’Europe ne faiblit pas. Jamais nous ne parviendrons à éradiquer la drogue en Europe. En revanche, je pense que l’on doit faire mieux.

Comment?
Nous allons tenir une importante réunion en décembre pour remobiliser la communauté européenne de la lutte antidrogue. Ces trois dernières années, d’autres menaces ont monopolisé, à raison, l’attention et les ressources des forces de police : le terrorisme bien sûr, la crise des migrants et le cybercrime. Mais le trafic de drogue reste le problème criminel numéro 1 de l’Europe. On ne peut pas baisser la garde.

Le dealer moderne ne se trouve plus au coin de la rue mais tranquillement assis dans sa chambre

Quelles pistes allez-vous proposer?
La réponse policière traditionnelle n’est pas assez innovante. Ne s’intéresser qu’au marché local ne suffit pas. Il faut s’attacher à identifier les « top » trafiquants en priorité. Deuxièmement, il est urgent d’investir Internet, notamment le Darknet, qui offre d’immenses facilités pour les trafiquants. C’est un raccourci, mais le dealer moderne ne se trouve plus au coin de la rue mais tranquillement assis dans sa chambre en train de vendre d’énormes quantités de drogue. Enfin vient l’aspect financier. Malgré les standards antiblanchiment – un effort qui coûte 8,2 milliards de dollars au système bancaire –, nous ne parvenons qu’à saisir 1% des avoirs criminels. Ça ne marche pas. Il faut moderniser ce système. Même si nous ne parvenions qu’à saisir 5%, ce serait déjà cinq fois plus et cela aurait un impact significatif sur les entreprises criminelles qui ont recours à des spécialistes du blanchiment exploitant les failles de notre système.

Quelle évolution notable avez-vous notée depuis votre arrivée à la tête d’Europol?
Les nouveaux produits de synthèse. Le marché n’est pas aussi gros que ceux du cannabis, de la cocaïne et de l’héroïne, mais c’est celui qui progresse le plus avec plus de 600 nouvelles substances identifiées en 2016… La promotion et la vente se font sur le Darknet. En ce moment, nous sommes très inquiets à cause du fentanyl, un opiacé synthétique cent fois plus puissant que la morphine, qui fait des ravages outre-Atlantique et a déjà fait plusieurs dizaines de morts en Grande-Bretagne. Il arrive en France.

S’il n’y a pas d’accord après le Brexit, Europol et le Royaume-Uni vont y perdre

Avec le Brexit, qui a le plus à perdre : Europol ou votre pays, le Royaume-Uni?
S’il n’y a pas d’accord, les deux parties vont y perdre. Le Royaume-Uni est un contributeur majeur d’Europol. Et les Britanniques ont besoin d’Europol pour rester connectés à leurs partenaires européens. Nous avons bâti un système intégré de sécurité avec Europol, Eurojust, le système d’information Schengen. Si on retire une partie de l’ossature, c’est l’ensemble qui est fragilisé…

Par Stéphane Joahny Suivre @leJDD
Envoyé spécial à La Haye (Pays-Bas)

Source: le JDD

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