En France, câest la guerre Ă outrance qui ne fait quâempirer la situation en confortant lâaction des narcotrafiquants.
Docteur en droit, ancien procureur gĂ©nĂ©ral du Tessin, conseiller aux Etats, conseiller dâEtat et membre de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de lâEurope, pour laquelle il a menĂ© diffĂ©rentes enquĂȘtes qui lâont fait connaĂźtre sur la scĂšne internationale.
Par Dick Marti
Pour lutter contre les narcotrafiquants, il est nĂ©cessaire de mener une importante action de sensibilisation au niveau mondial, selon Dick Marty. Et il faut progressivement sâacheminer vers un marchĂ© contrĂŽlĂ© dans lequel la rĂ©glementation est dĂ©finie en fonction de la dangerositĂ© de la substance et de lâĂąge du consommateur.
AprÚs des décennies de faillites ruineuses dans la réponse sociale au problÚme des dépendances, on doit le dire clairement: le prohibitionnisme en matiÚre de drogue et la criminalisation des consommateurs sont une voie sans issue.
Plus, ils ont directement contribuĂ© Ă produire le plus important phĂ©nomĂšne criminel de tous les temps, qui alimente toutes sortes dâautres trafics. Lâargent de la drogue et les pratiques des organisations criminelles infiltrent lâĂ©conomie avec un effet de contamination morale et de diffusion Ă grande Ă©chelle de la corruption. Les enquĂȘtes nâatteignent presque jamais les hauts Ă©tages du crime organisĂ©. La rĂ©pression des petits poissons sert en revanche, presque cyniquement, Ă entretenir un certain niveau des prix et Ă assurer des profits fabuleux Ă ceux qui gĂšrent les grands trafics.
Lâargent facile de la drogue est en fait devenu un facteur Ă©conomique de grande importance, ce qui explique aussi pourquoi on ne sâattaque pas Ă la racine du problĂšme. Si lâon pense que le chiffre dâaffaires du trafic de drogue est estimĂ© Ă environ 300âŻmilliards de dollars par annĂ©e, il est Ă©vident que cet argent est dĂ©sormais devenu un vĂ©ritable facteur de portĂ©e gĂ©opolitique. Il entretient de nombreux conïŹits, permet de financer des achats massifs dâarmes de plus en plus sophistiquĂ©es, conditionne les choix de nombreux gouvernements, inïŹuence les structures socio-Ă©conomiques. Jâai entendu rĂ©cemment un chercheur affirmer que si le trafic de drogue Ă©tait Ă©liminĂ©, la plupart des familles des citĂ©s entourant Marseille ne seraient plus Ă mĂȘme de payer leur loyer.
Des ressources énormes sont investies dans la répression, alors que le crime qui en contrÎle le trafic prospÚre. Les institutions et la structure sociale de plusieurs pays ont été bouleversées par les narcodollars et les narcotrafiquants.
Nous sommes tous conscients quâil nâexiste pas de solution facile ni de solution idĂ©ale.
Je pense cependant que toute nouvelle solution prĂ©suppose que lâon soit conscient de ce qui est en train de se passer et du gĂąchis auquel a conduit la politique actuelle.
Une importante action de sensibilisation au niveau mondial est nĂ©cessaire. Ce travail est en cours depuis longtemps. En 1984 dĂ©jĂ , Milton Friedman, Prix Nobel dâĂ©conomie, Ă©crivait que la prohibition de la drogue favorisait le crime, sans en diminuer lâusage, et imposait un coĂ»t aberrant Ă la sociĂ©tĂ©. Une position analogue a Ă©tĂ© prise, par la suite, par la cĂ©lĂšbre revue The Economist, ce qui fit sensation. Dâanciens chefs dâEtat se sont rĂ©unis en groupe de travail et ont pris position en faveur dâune nouvelle politique de la drogue et contre lâactuel rĂ©gime de prohibition. Il est Ă peine besoin de rappeler ici le rĂŽle important jouĂ© par Ruth Dreifuss dans ce contexte. Câest un travail difficile, qui demande beaucoup dâĂ©nergie et beaucoup de temps.
Il faut ainsi convaincre les politiciens un peu partout dans le monde.
La politique actuelle de la drogue est en effet ancrĂ©e, je dirai cristallisĂ©e, dans des conventions internationales quâon ne pourra modifier quâavec lâaccord des principaux pays. Or, la peur de la drogue et les discours guerriers qui prĂŽnent la rĂ©pression ont toujours la faveur de nombreux politiciens. Ce genre de discours, en effet, se prĂȘtent bien Ă des tirades dĂ©magogiques et populistes, aujourdâhui plus que jamais Ă la mode.
Les chroniques parlementaires de ces derniĂšres annĂ©es dĂ©montrent, hĂ©las, quâĂ chaque fois que se pose un problĂšme dans la sociĂ©tĂ©, il y a toujours de nombreuses voix, souvent majoritaires, pour proposer un durcissement des peines ou la crĂ©ation de nouvelles normes pĂ©nales. En Suisse, avant mĂȘme de disposer dâune Ă©tude sĂ©rieuse quant aux consĂ©quences sur la rĂ©cidive de lâĂ©limination des courtes peines de prison dĂ©cidĂ©e lors de la derniĂšre rĂ©vision du Code pĂ©nal, il est devenu de bon ton, aussi bien Ă droite quâĂ gauche, dâinvoquer un retour Ă la case prison. Câest naturellement plus facile que dâessayer de comprendre les raisons profondes de certains comportements et de mettre au point les remĂšdes les plus efficaces. Il y a exactement deux cent cinquante ans, Cesare Beccaria publiait son ouvrage Dei delitti e delle pene. Il dĂ©montrait que ce nâest pas la sĂ©vĂ©ritĂ© de la peine qui retient une personne de commettre une infraction, mais bien le degrĂ© de probabilitĂ© de se faire prendre; un enseignement qui a maintenu une actualitĂ© Ă©tonnante. Cette vĂ©ritĂ© devrait ĂȘtre rappelĂ©e avec force aux dĂ©cideurs dâaujourdâhui qui tendent Ă faire exactement le contraire: diminuer les moyens Ă la disposition de lâEtat pour le social, lâĂ©ducation et la prĂ©vention, et, par ailleurs, durcir la rĂ©pression pĂ©nale.
La politique de la drogue exige une approche cohĂ©rente et crĂ©dible pour ĂȘtre efficace.
Câest loin dâĂȘtre le cas aujourdâhui. La distinction entre substances lĂ©gales et illĂ©gales apparaĂźt aujourdâhui comme arbitraire, injuste et hypocrite. Je pense quâil est nĂ©cessaire de mettre en Ćuvre une stratĂ©gie globale pour lâensemble des substances psychotropes crĂ©ant une dĂ©pendance. Cela ne veut nullement dire quâon va traiter toutes les substances de la mĂȘme façon. Il faut progressivement sâacheminer vers un marchĂ© contrĂŽlĂ© (cela existe dĂ©jĂ pour le tabac, lâalcool et les mĂ©dicaments), dans lequel la rĂ©glementation est dĂ©finie en fonction de la dangerositĂ© de la substance et de lâĂąge du consommateur.
Dans de nombreux pays, les choses ont commencĂ© Ă bouger. La distribution contrĂŽlĂ©e dâhĂ©roĂŻne a choquĂ© au dĂ©but, mais elle a dĂ©montrĂ© que, bien appliquĂ©e, elle contribuait Ă une rĂ©duction sensible des risques pour la santĂ©, Ă une baisse de la criminalitĂ© et permettait une rĂ©intĂ©gration sociale qui ne paraissait guĂšre possible auparavant. Quelques Etats ont libĂ©ralisĂ© le cannabis. (âŠ)
En matiĂšre dâaddiction et sur la façon dây faire face
Jâai beaucoup de doutes et, plus jâavance dans la connaissance de ce phĂ©nomĂšne, plus les certitudes ont fondu comme neige au soleil. Jâai toutefois une conviction. La prohibition telle que nous lâappliquons est non seulement une faillite, mais elle entretient le phĂ©nomĂšne criminel le plus important de tous les temps. Ce dernier a assumĂ© une telle dimension que la lutte que nous menons actuellement contre le trafic de drogue ne peut pas et ne pourra jamais ĂȘtre gagnĂ©e.
Pourquoi? Parce que les intĂ©rĂȘts du crime organisĂ© sont aujourdâhui Ă ce point entremĂȘlĂ©s avec ceux dâautres acteurs Ă©conomiques, politiques et sociaux quâune disparition des narcodollars entraĂźnerait une rĂ©action en chaĂźne dĂ©sastreuse. Le directeur de lâOffice des Nations Unies contre la drogue et le crime, Antonio Maria Costa, a affirmĂ© que les narcodollars ont contribuĂ© Ă sauver de la faillite des Ă©tablissements bancaires de premiĂšre importance lors de la tempĂȘte qui sâest abattue sur les marchĂ©s financiers mondiaux en 2008. Je laisse la responsabilitĂ© de cette affirmation Ă son auteur, qui nâest en tout cas pas le dernier venu. Ce qui est vrai, en tout cas, câest quâavec le prohibitionnisme le narcotrafic est en fait devenu aussi, comme certaines banques, too big to fail!
Seul un changement de paradigme est Ă mĂȘme de nous offrir une meilleure perspective dâavenir.
Il faut attaquer le trafic sur le terrain qui lui a assurĂ© son fantastique succĂšs, le marchĂ©. Ce marchĂ© que nous avons soutenu, financĂ©, entretenu et qui a ainsi confĂ©rĂ© une Ă©norme plus-value Ă des substances qui nâavaient que peu de valeur. Au lieu dâessayer dâĂ©liminer ce marchĂ© par des tentatives qui jusquâĂ prĂ©sent nâont eu dâautre effet que de le renforcer, il faut lâaccepter comme une rĂ©alitĂ©, il faut lâoccuper et le rĂ©guler. Câest finalement ce quâon a fait avec lâalcool et le tabac.
La drogue est avant tout un problĂšme de santĂ© et il faut lâapprĂ©hender en tant que tel.
Certes, ce changement dâorientation fondamental de la politique de la drogue nâest pas facile et nâest pas sans risque; des erreurs seront inĂ©vitables. Des expĂ©riences intĂ©ressantes sont en cours et les dĂ©sastres que lâon nous a annoncĂ©s ne se sont pas produits. Comme lâa bien dit rĂ©cemment un chercheur français, lâampleur de la catastrophe actuelle est telle que le risque de faire pire est trĂšs faible.
En fait, il ne sâagit ni dâimaginer ni de rĂ©aliser une sociĂ©tĂ© sans drogue, celle-ci nâa jamais existĂ©. Le vĂ©ritable dĂ©fi est dâaccepter lâexistence des drogues et dâapprendre Ă vivre avec. La rĂ©gulation du marchĂ© â avec le contrĂŽle de la production et de la distribution en tenant compte de la dangerositĂ© des substances â permettrait de diminuer sensiblement les profits des narcotrafiquants. Mais cela contribuerait Ă©galement Ă diminuer fortement les risques pour les consommateurs puisque, par exemple, la plupart des morts dues Ă la consommation de drogues ne sont en fait pas provoquĂ©s directement par la substance, mais par le fait quâelle est frelatĂ©e.
Les ressources financiĂšres que lâon Ă©conomiserait dans le domaine de la rĂ©pression et du systĂšme pĂ©nitentiaire permettraient dâintervenir avec plus dâefficacitĂ© sur la demande.
Non plus avec le gendarme et la prison, mais avec une action de prévention cohérente.
Persister sur la voie actuelle serait en revanche reconnaĂźtre la victoire du crime organisĂ© et lui assurer un avenir confortable. Le marchĂ© illĂ©gal de la drogue continuera Ă ĂȘtre ïŹorissant et Ă ĂȘtre prĂ©sent partout, dans tous les milieux, mĂȘme dans les structures les plus fermĂ©es et les mieux surveillĂ©es.
Les narcodollars, comme évoqué plus haut, alimentent une corruption économique et morale aux plus hauts niveaux. Cette corruption est à mon avis la menace la plus grave pour nos démocraties. Oui, plus grave que le terrorisme.
Extraits dâune confĂ©rence publique donnĂ©e Ă lâUniversitĂ© de GenĂšve par Dick Marty.
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