FRANCE đŸ‡«đŸ‡· (OFAST – DNRED – GENDARMERIE) : aujourd’hui le narcotrafic est devenu «too big to fail»

En France, c’est la guerre à outrance qui ne fait qu’empirer la situation en confortant l’action des narcotrafiquants.

DICK MARTY

Docteur en droit, ancien procureur gĂ©nĂ©ral du Tessin, conseiller aux Etats, conseiller d’Etat et membre de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe, pour laquelle il a menĂ© diffĂ©rentes enquĂȘtes qui l’ont fait connaĂźtre sur la scĂšne internationale.

Par Dick Marti

Pour lutter contre les narcotrafiquants, il est nĂ©cessaire de mener une importante action de sensibilisation au niveau mondial, selon Dick Marty. Et il faut progressivement s’acheminer vers un marchĂ© contrĂŽlĂ© dans lequel la rĂ©glementation est dĂ©finie en fonction de la dangerositĂ© de la substance et de l’ñge du consommateur.

AprÚs des décennies de faillites ruineuses dans la réponse sociale au problÚme des dépendances, on doit le dire clairement: le prohibitionnisme en matiÚre de drogue et la criminalisation des consommateurs sont une voie sans issue.

Plus, ils ont directement contribuĂ© Ă  produire le plus important phĂ©nomĂšne criminel de tous les temps, qui alimente toutes sortes d’autres trafics. L’argent de la drogue et les pratiques des organisations criminelles infiltrent l’économie avec un effet de contamination morale et de diffusion Ă  grande Ă©chelle de la corruption. Les enquĂȘtes n’atteignent presque jamais les hauts Ă©tages du crime organisĂ©. La rĂ©pression des petits poissons sert en revanche, presque cyniquement, Ă  entretenir un certain niveau des prix et Ă  assurer des profits fabuleux Ă  ceux qui gĂšrent les grands trafics.

L’argent facile de la drogue est en fait devenu un facteur Ă©conomique de grande importance, ce qui explique aussi pourquoi on ne s’attaque pas Ă  la racine du problĂšme. Si l’on pense que le chiffre d’affaires du trafic de drogue est estimĂ© Ă  environ 300 milliards de dollars par annĂ©e, il est Ă©vident que cet argent est dĂ©sormais devenu un vĂ©ritable facteur de portĂ©e gĂ©opolitique. Il entretient de nombreux conïŹ‚its, permet de financer des achats massifs d’armes de plus en plus sophistiquĂ©es, conditionne les choix de nombreux gouvernements, inïŹ‚uence les structures socio-Ă©conomiques. J’ai entendu rĂ©cemment un chercheur affirmer que si le trafic de drogue Ă©tait Ă©liminĂ©, la plupart des familles des citĂ©s entourant Marseille ne seraient plus Ă  mĂȘme de payer leur loyer.

Des ressources énormes sont investies dans la répression, alors que le crime qui en contrÎle le trafic prospÚre. Les institutions et la structure sociale de plusieurs pays ont été bouleversées par les narcodollars et les narcotrafiquants.

Nous sommes tous conscients qu’il n’existe pas de solution facile ni de solution idĂ©ale.

Je pense cependant que toute nouvelle solution prĂ©suppose que l’on soit conscient de ce qui est en train de se passer et du gĂąchis auquel a conduit la politique actuelle.

Une importante action de sensibilisation au niveau mondial est nĂ©cessaire. Ce travail est en cours depuis longtemps. En 1984 dĂ©jĂ , Milton Friedman, Prix Nobel d’économie, Ă©crivait que la prohibition de la drogue favorisait le crime, sans en diminuer l’usage, et imposait un coĂ»t aberrant Ă  la sociĂ©tĂ©. Une position analogue a Ă©tĂ© prise, par la suite, par la cĂ©lĂšbre revue The Economist, ce qui fit sensation. D’anciens chefs d’Etat se sont rĂ©unis en groupe de travail et ont pris position en faveur d’une nouvelle politique de la drogue et contre l’actuel rĂ©gime de prohibition. Il est Ă  peine besoin de rappeler ici le rĂŽle important jouĂ© par Ruth Dreifuss dans ce contexte. C’est un travail difficile, qui demande beaucoup d’énergie et beaucoup de temps.

Il faut ainsi convaincre les politiciens un peu partout dans le monde.

La politique actuelle de la drogue est en effet ancrĂ©e, je dirai cristallisĂ©e, dans des conventions internationales qu’on ne pourra modifier qu’avec l’accord des principaux pays. Or, la peur de la drogue et les discours guerriers qui prĂŽnent la rĂ©pression ont toujours la faveur de nombreux politiciens. Ce genre de discours, en effet, se prĂȘtent bien Ă  des tirades dĂ©magogiques et populistes, aujourd’hui plus que jamais Ă  la mode.

Les chroniques parlementaires de ces derniĂšres annĂ©es dĂ©montrent, hĂ©las, qu’à chaque fois que se pose un problĂšme dans la sociĂ©tĂ©, il y a toujours de nombreuses voix, souvent majoritaires, pour proposer un durcissement des peines ou la crĂ©ation de nouvelles normes pĂ©nales. En Suisse, avant mĂȘme de disposer d’une Ă©tude sĂ©rieuse quant aux consĂ©quences sur la rĂ©cidive de l’élimination des courtes peines de prison dĂ©cidĂ©e lors de la derniĂšre rĂ©vision du Code pĂ©nal, il est devenu de bon ton, aussi bien Ă  droite qu’à gauche, d’invoquer un retour Ă  la case prison. C’est naturellement plus facile que d’essayer de comprendre les raisons profondes de certains comportements et de mettre au point les remĂšdes les plus efficaces. Il y a exactement deux cent cinquante ans, Cesare Beccaria publiait son ouvrage Dei delitti e delle pene. Il dĂ©montrait que ce n’est pas la sĂ©vĂ©ritĂ© de la peine qui retient une personne de commettre une infraction, mais bien le degrĂ© de probabilitĂ© de se faire prendre; un enseignement qui a maintenu une actualitĂ© Ă©tonnante. Cette vĂ©ritĂ© devrait ĂȘtre rappelĂ©e avec force aux dĂ©cideurs d’aujourd’hui qui tendent Ă  faire exactement le contraire: diminuer les moyens Ă  la disposition de l’Etat pour le social, l’éducation et la prĂ©vention, et, par ailleurs, durcir la rĂ©pression pĂ©nale.

La politique de la drogue exige une approche cohĂ©rente et crĂ©dible pour ĂȘtre efficace.

C’est loin d’ĂȘtre le cas aujourd’hui. La distinction entre substances lĂ©gales et illĂ©gales apparaĂźt aujourd’hui comme arbitraire, injuste et hypocrite. Je pense qu’il est nĂ©cessaire de mettre en Ɠuvre une stratĂ©gie globale pour l’ensemble des substances psychotropes crĂ©ant une dĂ©pendance. Cela ne veut nullement dire qu’on va traiter toutes les substances de la mĂȘme façon. Il faut progressivement s’acheminer vers un marchĂ© contrĂŽlĂ© (cela existe dĂ©jĂ  pour le tabac, l’alcool et les mĂ©dicaments), dans lequel la rĂ©glementation est dĂ©finie en fonction de la dangerositĂ© de la substance et de l’ñge du consommateur.

Dans de nombreux pays, les choses ont commencĂ© Ă  bouger. La distribution contrĂŽlĂ©e d’hĂ©roĂŻne a choquĂ© au dĂ©but, mais elle a dĂ©montrĂ© que, bien appliquĂ©e, elle contribuait Ă  une rĂ©duction sensible des risques pour la santĂ©, Ă  une baisse de la criminalitĂ© et permettait une rĂ©intĂ©gration sociale qui ne paraissait guĂšre possible auparavant. Quelques Etats ont libĂ©ralisĂ© le cannabis. (
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En matiùre d’addiction et sur la façon d’y faire face

J’ai beaucoup de doutes et, plus j’avance dans la connaissance de ce phĂ©nomĂšne, plus les certitudes ont fondu comme neige au soleil. J’ai toutefois une conviction. La prohibition telle que nous l’appliquons est non seulement une faillite, mais elle entretient le phĂ©nomĂšne criminel le plus important de tous les temps. Ce dernier a assumĂ© une telle dimension que la lutte que nous menons actuellement contre le trafic de drogue ne peut pas et ne pourra jamais ĂȘtre gagnĂ©e.

Pourquoi? Parce que les intĂ©rĂȘts du crime organisĂ© sont aujourd’hui Ă  ce point entremĂȘlĂ©s avec ceux d’autres acteurs Ă©conomiques, politiques et sociaux qu’une disparition des narcodollars entraĂźnerait une rĂ©action en chaĂźne dĂ©sastreuse. Le directeur de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Antonio Maria Costa, a affirmĂ© que les narcodollars ont contribuĂ© Ă  sauver de la faillite des Ă©tablissements bancaires de premiĂšre importance lors de la tempĂȘte qui s’est abattue sur les marchĂ©s financiers mondiaux en 2008. Je laisse la responsabilitĂ© de cette affirmation Ă  son auteur, qui n’est en tout cas pas le dernier venu. Ce qui est vrai, en tout cas, c’est qu’avec le prohibitionnisme le narcotrafic est en fait devenu aussi, comme certaines banques, too big to fail!

Seul un changement de paradigme est Ă  mĂȘme de nous offrir une meilleure perspective d’avenir.

Il faut attaquer le trafic sur le terrain qui lui a assurĂ© son fantastique succĂšs, le marchĂ©. Ce marchĂ© que nous avons soutenu, financĂ©, entretenu et qui a ainsi confĂ©rĂ© une Ă©norme plus-value Ă  des substances qui n’avaient que peu de valeur. Au lieu d’essayer d’éliminer ce marchĂ© par des tentatives qui jusqu’à prĂ©sent n’ont eu d’autre effet que de le renforcer, il faut l’accepter comme une rĂ©alitĂ©, il faut l’occuper et le rĂ©guler. C’est finalement ce qu’on a fait avec l’alcool et le tabac.

La drogue est avant tout un problĂšme de santĂ© et il faut l’apprĂ©hender en tant que tel. 

Certes, ce changement d’orientation fondamental de la politique de la drogue n’est pas facile et n’est pas sans risque; des erreurs seront inĂ©vitables. Des expĂ©riences intĂ©ressantes sont en cours et les dĂ©sastres que l’on nous a annoncĂ©s ne se sont pas produits. Comme l’a bien dit rĂ©cemment un chercheur français, l’ampleur de la catastrophe actuelle est telle que le risque de faire pire est trĂšs faible.

En fait, il ne s’agit ni d’imaginer ni de rĂ©aliser une sociĂ©tĂ© sans drogue, celle-ci n’a jamais existĂ©. Le vĂ©ritable dĂ©fi est d’accepter l’existence des drogues et d’apprendre Ă  vivre avec. La rĂ©gulation du marchĂ© – avec le contrĂŽle de la production et de la distribution en tenant compte de la dangerositĂ© des substances – permettrait de diminuer sensiblement les profits des narcotrafiquants. Mais cela contribuerait Ă©galement Ă  diminuer fortement les risques pour les consommateurs puisque, par exemple, la plupart des morts dues Ă  la consommation de drogues ne sont en fait pas provoquĂ©s directement par la substance, mais par le fait qu’elle est frelatĂ©e.

Les ressources financiĂšres que l’on Ă©conomiserait dans le domaine de la rĂ©pression et du systĂšme pĂ©nitentiaire permettraient d’intervenir avec plus d’efficacitĂ© sur la demande.

Non plus avec le gendarme et la prison, mais avec une action de prévention cohérente.

Persister sur la voie actuelle serait en revanche reconnaĂźtre la victoire du crime organisĂ© et lui assurer un avenir confortable. Le marchĂ© illĂ©gal de la drogue continuera Ă  ĂȘtre ïŹ‚orissant et Ă  ĂȘtre prĂ©sent partout, dans tous les milieux, mĂȘme dans les structures les plus fermĂ©es et les mieux surveillĂ©es.

Les narcodollars, comme évoqué plus haut, alimentent une corruption économique et morale aux plus hauts niveaux. Cette corruption est à mon avis la menace la plus grave pour nos démocraties. Oui, plus grave que le terrorisme.

Extraits d’une confĂ©rence publique donnĂ©e Ă  l’UniversitĂ© de GenĂšve par Dick Marty.

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