FRANCE đŸ‡«đŸ‡· – EUROPE đŸ‡ȘđŸ‡ș (Trafics des stups) : un regard gĂ©opolitique par Fabrice Rizzoli et Mehdi Ajerar

Paru dans The Conversation

« Narco-État » : le terme est dĂ©sormais trĂšs rĂ©pandu pour qualifier un territoire oĂč de colossales sommes d’argent issues du trafic de drogue structurent l’économie criminelle. Cette formule est parfois employĂ©e pour dĂ©signer certains pays europĂ©ens, y compris la France, la Belgique et les Pays-Bas.

Certes, au regard des milliards d’euros produits par les entreprises, ces trois pays sont loin d’ĂȘtre des narco-États oĂč tout l’appareil de production serait dĂ©diĂ© Ă  une activitĂ© criminelle. Il n’en demeure pas moins que le crime organisĂ© est en plein essor en Europe et en France.

La drogue reste le premier facteur d’accumulation de richesse du crime organisĂ©. Quelles sont les raisons qui font de la France un pays situĂ© au cƓur de la majoritĂ© des trafics sur le continent europĂ©en ?

France : augmentation continue du trafic et de la consommation

Pour dresser un Ă©tat des lieux du trafic de drogue, les chercheurs s’appuient sur trois indicateurs : les saisies, les surfaces de production et les enquĂȘtes de consommation. Ces informations peuvent ĂȘtre croisĂ©es avec les dĂ©clarations des trafiquants qui tĂ©moignent devant les tribunaux ou dans des livres.

À l’échelle mondiale, le cannabis est de loin la drogue la plus consommĂ©e, mais la consommation de cocaĂŻne augmente de maniĂšre significative, le nombre de saisies ayant explosĂ© dans le monde depuis 2014. Le marchĂ© de l’hĂ©roĂŻne est relativement stable, tout comme celui des drogues de synthĂšse. La grande nouveautĂ© est l’essor des opioĂŻdes de synthĂšse.

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La situation de la France, notamment en termes d’augmentation des saisies (cf. tableau ci-dessous), est en cohĂ©rence avec la gĂ©opolitique mondiale des drogues.

Ces 20 derniĂšres annĂ©es, l’offre de cocaĂŻne s’est « dĂ©mocratisĂ©e Â» et a fortement augmentĂ© dans les quartiers urbains populaires comme dans les territoires ruraux. On observe une hausse de la consommation de cocaĂŻne proportionnellement aux autres drogues.

Les prix mĂ©dians de toutes les drogues sont relativement stables, mais la puretĂ© des produits est de plus en plus Ă©levĂ©e. Le cannabis consommĂ© aujourd’hui en France contient 4 Ă  5 fois plus de THC que celui consommĂ© il y a 20 ans. Le nombre de personnes interpellĂ©es pour trafic de stupĂ©fiants en France est en forte augmentation depuis 20 ans (doublement de 2005 Ă  2009). 44 000 personnes ont Ă©tĂ© interpellĂ©es en 2020.

Le secteur de la drogue gĂ©nĂ©rerait en France environ 3 milliards d’euros de gains par an et impliquerait 240 000 personnes pour le seul trafic de cannabis. Un des principaux moyens de distribution des drogues en France demeure le consommateur-revendeur. Une partie d’entre eux constituent une multitude de petits rĂ©seaux d’usagers-revendeurs qui s’approvisionnent via un trafic de « fourmis Â», en particulier aux Pays-Bas ou en Espagne. Le reste de la drogue consommĂ©e en France est acheminĂ©e par des rĂ©seaux criminels qui profitent de la mondialisation de l’économie.

GĂ©opolitique des drogues en France : des contraintes structurelles

Produites au Sud, les drogues sont consommĂ©es au Nord. Ni la France, ni la Belgique, ni les Pays-Bas ne sont en capacitĂ© de stopper leur arrivĂ©e. Le cannabis provient avant tout du Maroc, qui est l’un des principaux producteurs de rĂ©sine de cannabis au monde. Cette production est un facteur de stabilitĂ© sociale dans la rĂ©gion du Rif, traditionnellement rebelle, trĂšs pauvre, oĂč le cannabis fait vivre des centaines de milliers de personnes.

La culture du cannabis, une activitĂ© rĂ©pandue au nord du Maroc. Carte Fabrizio Maccaglia, Atlas des mafias, ed. Autrement, 2014, p. 47, CC BY-NC-ND

Si le cannabis marocain arrive si aisĂ©ment en France, c’est dans une vaste mesure parce que Paris et Rabat ont des intĂ©rĂȘts gĂ©opolitiques communs dont la prĂ©servation se fait au dĂ©triment de la lutte contre le trafic. Les forces de l’ordre sont tributaires de ces intĂ©rĂȘts gĂ©opolitiques qu’elles ne maĂźtrisent pas. D’une part, une partie de l’élite politique et administrative marocaine est impliquĂ©e dans le trafic de drogue Ă  travers des schĂ©mas de corruption ; mais, d’autre part, le Maroc est un alliĂ© important de la France dans la lutte contre le djihadisme en Afrique du Nord et dans la lutte contre l’immigration clandestine. C’est pourquoi, en dĂ©pit d’actions rĂ©pressives dans les deux pays (Ă©radication des plants de cannabis au Maroc et saisies en France), le trafic de cannabis perdure.

Notons Ă©galement que, depuis cinq ans, le Maroc est devenu un hub pour la cocaĂŻne, bien qu’il n’en soit pas producteur.

La cocaĂŻne arrive en France par diffĂ©rents moyens. La voie maritime du commerce mondial demeure prĂ©gnante. La drogue voyage par conteneurs, avec la complicitĂ© de sociĂ©tĂ©s de transport ou Ă  leur insu selon la technique du rip off. Les saisies de cocaĂŻne dans le port du Havre sont passĂ©es de 2,8 tonnes en 2019 Ă  3,8 tonnes en 2020 puis 11 tonnes en 2021. Les ballots de cocaĂŻne peuvent aussi ĂȘtre larguĂ©s en mer et rĂ©cupĂ©rĂ©s par des trafiquants, selon une technique mise en place par les clans galiciens dans les annĂ©es 1980.

Aujourd’hui, 15 Ă  20 % du marchĂ© français de cocaĂŻne est alimentĂ© par la Guyane et 55 % des quantitĂ©s de cocaĂŻne saisies Ă  l’entrĂ©e en mĂ©tropole proviennent des Antilles et de la Guyane rĂ©unies. En 2021, le nombre de passeurs interpellĂ©s en Guyane a augmentĂ© de 75 % par rapport Ă  2017 : 608 passeurs avaient Ă©tĂ© interpellĂ©s en 2017, pour 921 kilos saisis, contre 1 065 passeurs et 2 tonnes en 2021. 50 passagers par avion en provenance de Kourou sont potentiellement des « mules Â» !

En outre, le trafic vers la France passe par les zones de stockage mises en place par les trafiquants dans les annĂ©es 2000 en Afrique subsaharienne (500 kilos saisis en 1997, 5 tonnes en 2007), puis dans les CaraĂŻbes. Les trafiquants français installĂ©s dans les CaraĂŻbes ont crĂ©Ă© une « autoroute de la cocaĂŻne par voilier Â» comme le dĂ©montrent les saisies de cocaĂŻne depuis 10 ans.

Les zones de transit de la cocaĂŻne dans les CaraĂŻbes et en Afrique. Carte de Pascale Perez, dans Crime trafics et rĂ©seaux, Ellipes, 2012, p. 61.

De nouvelles routes s’ouvrent en envoyant la cocaĂŻne par bateau en Russie et en Ukraine. Cette cocaĂŻne revient ensuite sur le marchĂ© occidental par camion, comme en tĂ©moignent les saisies de cocaĂŻne impliquant des organisations serbes et montĂ©nĂ©grines. La guerre actuelle semble toutefois avoir provisoirement interrompu cette route.

La route « AmĂ©rique du Sud-Europe de l’Est Â» pour livrer la cocaine en Europe de l’Ouest. Carte Pascale Perez dans Crime trafics et rĂ©seaux, ed. Ellipes, 2012, p. 61.

La France est Ă©galement le terminal de la route de la soie
 de l’hĂ©roĂŻne. FabriquĂ©e essentiellement en Afghanistan, l’hĂ©roĂŻne traverse toute l’Europe pour arriver en France Ă  travers Milan puis la Suisse.

Enfin, en ce qui concerne les drogues de synthĂšse, le trafic est moins documentĂ© mais il fait l’objet d’un « trafic de fourmis Â», en particulier en provenance des Pays-Bas (et de la province belge du Limbourg) devenus le principal producteur d’ecstasy au monde.

La force des organisations criminelles françaises

L’émergence des organisations trafiquantes des quartiers populaires est confirmĂ©e. Investies dans la vente de tous les stupĂ©fiants soit en gros, soit en dĂ©tail, elles gĂšrent 4 000 grands points de deal en France dans les grandes mĂ©tropoles comme dans les villes moyennes.

Ces derniĂšres annĂ©es, on observe leur mainmise croissante sur le marchĂ© de la cocaĂŻne, la diversification des produits revendus dĂ©rivĂ©s du cannabis (variĂ©tĂ©s hybrides, huiles, rĂ©sines, concentrĂ©s) et le recours de plus en plus frĂ©quent aux livraisons Ă  domicile via des « centrales d’achat Â» recourant aux techniques propres au marketing direct (packaging, promotions, carte de fidĂ©lité ) par l’entremise des rĂ©seaux sociaux.

Pour protĂ©ger leur systĂšme, les coteries trafiquantes françaises n’hĂ©sitent plus dĂ©sormais Ă  employer des armes de guerre lors des rĂšglements de comptes. Les enlĂšvements et sĂ©questrations liĂ©s au trafic de stupĂ©fiants sont devenus une pratique courante en France : 129 en 2020, 128 en 2022, soit une fois tous les trois jours, les chiffres rĂ©els Ă©tant sans doute plus Ă©levĂ©s, toutes les victimes ne se signalant pas au regard de leurs activitĂ©s.

La violence systĂ©mique dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e s’accompagne parfois d’une vĂ©ritable force de corruption. À Canteleu, dans la banlieue de Rouen, une bande avait acquis un tel pouvoir d’intimidation qu’elle exerçait des pressions sur la mairie afin que celle-ci ferme les yeux sur ses activitĂ©s. Les affaires de corruption des forces de l’ordre se succĂšdent. Sur la corruption du personnel politique, nous manquons de donnĂ©es judiciaires mais des sources existent.

Les narco-comptoirs du nouveau banditisme français

Les rĂ©seaux dits « de citĂ© Â» sont trĂšs organisĂ©s et efficaces en matiĂšre de logistique. Ils ne sont plus les petites mains des anciens gangsters français, qui dĂ©pendaient de l’approvisionnement de ces derniers. Dans les annĂ©es 1990/2000, les caĂŻds des citĂ©s devaient se rendre en Espagne pour discuter avec un narco-courtier de l’ancienne gĂ©nĂ©ration pour obtenir du cannabis. Depuis vingt ans, les narco-bandits des citĂ©s ont acquis une dimension transnationale en s’approvisionnant directement en Colombie et au Maroc, oĂč ils sont parfois propriĂ©taires des champs de cannabis.

Des barons français du narcotrafic sont prĂ©sents Ă  Saint-Domingue, Ă  DubaĂŻ ou au Maroc, et gĂšrent leur trafic Ă  distance. Aujourd’hui, les cartels colombiens peuvent mĂȘme envoyer des chimistes en France pour reconstituer la cocaĂŻne dans un laboratoire de fortune.

Enfin, les narcos français scellent des alliances avec des mafias internationales, comme dans le cas de « joint-ventures Â» entre les gangs des citĂ©s et la mafia calabraise ou avec des cartels internationaux de la drogue.

Ce phĂ©nomĂšne d’alliance est favorisĂ© par le fait que la France est aussi une terre de repli, de blanchiment et parfois de trafic de drogue pour les organisations Ă©trangĂšres. Par exemple, la mafia albanophone joue un rĂŽle important dans le trafic d’hĂ©roĂŻne, particuliĂšrement dans la rĂ©gion RhĂŽne-Alpes, oĂč elle tient 90 % du trafic d’hĂ©roĂŻne.

Les donnĂ©es analysĂ©es ici rĂ©vĂšlent la relative inefficacitĂ© du dispositif rĂ©pressif en France. En plus du dĂ©bat sur la lĂ©galisation des drogues, une des pistes qui pourrait ĂȘtre privilĂ©giĂ©e est la confiscation des avoirs criminels gĂ©nĂ©rĂ©s par le trafic.


Cet article, rĂ©digĂ© Ă  l’aide de la revue de presse quotidienne du site crimorg.com a Ă©tĂ© co-Ă©crit avec Mehdi Ajerar, spĂ©cialiste de la gĂ©opolitique du crime organisĂ© et du terrorisme. Mehdi Ajerar a rĂ©digĂ©, Ă  l’UniversitĂ© Paris 8, un mĂ©moire de gĂ©opolitique sur les reprĂ©sentations criminelles du trafic de drogue Ă  Saint-Ouen Ă  l’UniversitĂ© Paris 8. Il est titulaire d’un master 2 de criminologie au CNAM et membre de l’association Crim’HALT.

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