FRANCE đŸ‡«đŸ‡· (Audition au SĂ©nat) : ce que disait StĂ©phanie Cherbonnier le 10 mai 2023

Audition de Mme StĂ©phanie Cherbonnier, cheffe de l’Office anti-stupĂ©fiants (Ofast)

M. François-NoĂ«l Buffet, prĂ©sident. – Nous accueillons Mme StĂ©phanie Cherbonnier, cheffe de l’Office antistupĂ©fiants (Ofast).

Madame, nous comptons sur vos Ă©clairages pour mieux connaĂźtre l’Ă©tat des trafics dans notre pays et pour apprĂ©hender leur Ă©volution, car il s’agit d’un enjeu criminel majeur.

Nous souhaitons Ă©galement bĂ©nĂ©ficier de votre expertise pour prĂ©parer l’examen, dĂšs la semaine prochaine, du projet de loi visant Ă  donner Ă  la douane les moyens de lutter contre les nouvelles menaces et, quinze jours plus tard, des projets de loi d’orientation et de programmation du ministĂšre de la justice et du projet de loi organique relatif Ă  l’ouverture, la modernisation et la responsabilitĂ© du corps judiciaire.

En effet, l’Ofast collabore Ă©troitement avec l’administration des douanes pour la prĂ©vention et la rĂ©pression du trafic de drogue. C’est une structure jeune, crĂ©Ă©e le 1er janvier 2020 en remplacement de l’Office central pour la rĂ©pression du trafic illicite des stupĂ©fiants (OCRTIS) et qui constitue, contrairement Ă  son prĂ©dĂ©cesseur, un service Ă  compĂ©tence nationale. L’Office est le chef de file du plan national de lutte contre les stupĂ©fiants et, plus largement, de la lutte contre le trafic de stupĂ©fiants. Initialement dotĂ© d’une centaine d’agents, il s’appuie aujourd’hui sur environ 200 personnes au niveau central. Ses effectifs se composent Ă  la fois de policiers, de gendarmes et de douaniers : ce mĂ©lange des cultures est le reflet de la feuille de route confiĂ©e Ă  l’Office, dont la vocation premiĂšre est de renforcer la coordination entre les services.

Mme StĂ©phanie Cherbonnier, cheffe de l’Office antistupĂ©fiants. – Avec la crĂ©ation rĂ©cente de l’Ofast, dont l’objectif est de lutter contre la menace grandissante du trafic de stupĂ©fiants, il s’agissait de remplacer l’OCRTIS, qui ne jouait plus son rĂŽle de cohĂ©sion au sein du ministĂšre de l’intĂ©rieur, par une structure plus interministĂ©rielle et ouverte aux niveau national et international. Cette structure centrale compte 24 implantations territoriales : 14 antennes et 10 dĂ©tachements. Le dĂ©tachement est de taille plus petite que l’antenne, laquelle a une dimension plus stratĂ©gique d’analyse de la menace et de lien avec les partenaires. Celui du Havre, crĂ©Ă© en 2021, va devenir une antenne en raison de la menace qui pĂšse sur ce territoire, liĂ©e Ă  l’arrivĂ©e massive de cocaĂŻne via son port ; actuellement, 8 policiers relevant de l’Office sont sur place, ce qui est faible au vu des 10 tonnes de cocaĂŻne arrivĂ©es en 2022.

L’Office est non plus un office central, mais un service Ă  compĂ©tence nationale (SCN), comme la direction nationale du renseignement et des enquĂȘtes douaniĂšres (DNRED) dont la forme juridique est similaire. MĂȘme si nos missions sont diffĂ©rentes, nous travaillons en partenariat avec cette derniĂšre. En effet, le processus de lutte contre le trafic de stupĂ©fiants englobe la dĂ©tection et le contrĂŽle des flux de marchandises, ainsi que le dĂ©mantĂšlement des organisations criminelles. La mission confiĂ©e Ă  l’Ofast est celle d’un « chef de filat Â» visant Ă  coordonner les acteurs entre eux, en laissant Ă  chacun la place qui est la sienne.

Nous avons publiĂ© rĂ©cemment les chiffres des saisies de produits stupĂ©fiants pour 2022, qui sont Ă  un niveau historiquement Ă©levĂ© pour tous types de produits.

S’agissant du cannabis, tous services confondus – police, gendarmerie, douanes -, 130 tonnes de rĂ©sine et d’herbe ont Ă©tĂ© saisies, en augmentation de 15 % par rapport Ă  2021. Pour l’essentiel, les saisies ont lieu dans des vĂ©hicules routiers. La rĂ©sine arrive du Maroc et passe par l’Espagne avant d’arriver en France ou dans un autre pays europĂ©en. L’herbe est plutĂŽt produite en Espagne. La cannabiculture reste marginale dans notre pays. La moitiĂ© des plants sont saisis outre-mer, en particulier en PolynĂ©sie française, grĂące Ă  la forte implication de la gendarmerie nationale.

Le sujet le plus prĂ©occupant est la cocaĂŻne, avec 27,7 tonnes saisies en 2022, contre 26,5 tonnes en 2021, annĂ©e du premier dĂ©passement des 20 tonnes. Aux Pays-Bas, plus de 110 tonnes ont Ă©tĂ© saisies Ă  Anvers, et prĂšs de 47 tonnes sur le port de Rotterdam. Il s’agit d’une prĂ©occupation trĂšs europĂ©enne. Une attention particuliĂšre est portĂ©e au Havre, premier port d’arrivĂ©e, et au port de Marseille.

Pour ce qui concerne l’hĂ©roĂŻne, 1,4 tonne a Ă©tĂ© saisie en 2022, soit une augmentation de 8 % par rapport Ă  2021.

On observe une forte augmentation des saisies de drogues de synthĂšse, avec de nombreux nouveaux produits – 3-MMC, cocaĂŻne rose, etc. -, prisĂ©s par un public jeune et consommĂ©s dans un cadre festif, et de grande nocivitĂ©.

Le trafic de cocaĂŻne, qui pose aussi problĂšme en termes de consommation, est le sujet d’aujourd’hui ; celui de demain sera les drogues de synthĂšse.

Nous faisons face Ă  des organisations criminelles diversifiĂ©es, et notre mission est de dĂ©manteler les groupes français et les groupes Ă©trangers implantĂ©s sur notre territoire. Nos cibles d’intĂ©rĂȘt prioritaire, dont nous rĂ©actualisons chaque annĂ©e la liste en lien avec nos partenaires – notamment la douane -, sont les gros trafiquants. Certains font l’objet de notices rouges d’Interpol ou de mandats d’arrĂȘt internationaux. L’objectif est de les intercepter, gĂ©nĂ©ralement Ă  l’Ă©tranger. Nous avons constatĂ©, via le dĂ©chiffrement de messageries cryptĂ©es, que ces organisations Ă©taient trĂšs connectĂ©es entre elles. La criminalitĂ© associĂ©e au trafic de stupĂ©fiants est constituĂ©e de violences criminelles, d’homicides, de rĂšglements de compte, d’enlĂšvements et sĂ©questrations, de blanchiment et de corruption.

Le volet corruption est aujourd’hui central. C’est en effet la corruption dite, indĂ»ment, de basse intensitĂ© qui permet au trafic de prospĂ©rer – consultation d’un fichier par un policier, un douanier ou un gendarme ; destruction de scellĂ©s dans le greffe d’un tribunal, etc. La corruption peut ĂȘtre publique ou privĂ©e, et concerner nos institutions. Il convient donc de repenser le contrĂŽle interne, nos mĂ©thodes de recrutement et de suivi des personnels. Il faut aussi veiller aux vulnĂ©rabilitĂ©s des « travailleurs du port Â» : dockers, mais pas uniquement, d’autres professions sont ciblĂ©es par les organisations criminelles, comme celle des chauffeurs routiers. Pour sortir un container d’un port, il faut pouvoir y accĂ©der – les badges sont contrĂŽlĂ©s – et savoir le manipuler.

Cette approche globale permet d’englober tous les pans du trafic.

En ce qui concerne les moyens déployés, il faut avoir un regard non pas franco-français, mais européen, voire international, pour coopérer avec les zones de production et de rebond et les territoires refuges.

Au niveau national, nous avons accentuĂ© le partage de renseignements. Auparavant, chaque acteur conservait ses propres informations, pour rĂ©aliser de belles prises. L’objectif est dĂ©sormais de monter des dossiers suffisamment structurĂ©s pour poursuivre au plan judiciaire. On a donc mis les acteurs autour de la table et dĂ©fini une stratĂ©gie, formulĂ©e dans le plan national de lutte contre les stupĂ©fiants du 17 septembre 2019, lequel est en cours de rĂ©Ă©criture. Le partage de renseignements passe aussi par l’association de nouveaux acteurs, notamment les services de renseignement du premier cercle.

Au niveau international, nous développons deux types de coopération.

Il s’agit, d’une part, d’une coopĂ©ration bilatĂ©rale classique, notamment avec la Colombie et le Panama, des pays qui nous aident dans nos dĂ©marches, et avec les Émirats arabes unis – nombre de nos cibles prioritaires ont trouvĂ© refuge Ă  DubaĂŻ. Il convient de construire et de dĂ©velopper dans le temps ces relations.

Il s’agit, d’autre part, de coopĂ©ration multilatĂ©rale. Au niveau europĂ©en, notre partenariat avec Europol, l’agence europĂ©enne de police criminelle, est central, notamment pour le dĂ©chiffrement des messageries cryptĂ©es. Nous entretenons aussi des rapports privilĂ©giĂ©s avec les Pays-Bas, la Belgique, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie, pays avec lesquels nous partageons des renseignements sur les grands ports europĂ©ens, qui sont tous concernĂ©s par l’importation de cocaĂŻne.

Ces derniĂšres annĂ©es, nous avons pu constater l’inventivitĂ© et la puissance financiĂšre des organisations criminelles.

Leur inventivitĂ© permet Ă  celles qui sont atteintes – et non pas dĂ©mantelĂ©es -, du fait de saisies importantes et d’arrestations, de trouver des moyens de contournement pour importer les produits. De simples sacs de sport dĂ©posĂ©s dans des containers, nous sommes passĂ©s Ă  des produits qui polluent directement des marchandises – des bananes, par exemple – ou les systĂšmes de refroidissement des containers, ou encore Ă  la dissimulation, indĂ©tectable, de cocaĂŻne dans du sucre, du cafĂ© ou du charbon, et Ă  la cocaĂŻne liquide. Les organisations envoient ensuite sur le territoire des chimistes capables d’isoler les stupĂ©fiants des produits contaminĂ©s. De ce point de vue, la coopĂ©ration avec nos partenaires est essentielle. Le dĂ©chiffrement des messageries cryptĂ©es est un moyen important pour contrecarrer les organisations criminelles, dont les membres n’Ă©changent plus par tĂ©lĂ©phone. Ces organisations comportent dĂ©sormais des Ă©quipes spĂ©cialisĂ©es soit dans les sĂ©questrations, soit dans les meurtres, soit dans la distribution. La France n’est pas Ă©pargnĂ©e par ces activitĂ©s.

L’angle financier est primordial pour lutter contre les trafics. La perte de produits, par exemple Ă  la suite d’une saisie, figure parmi les risques intĂ©grĂ©s pas les organisations criminelles. Les saisies d’avoirs financiers ont davantage d’effets et sont en forte croissance : plus de 111 millions d’euros en 2022, en augmentation de 12 % par rapport Ă  2021, ce qui reprĂ©sente 13 % du montant global des saisies rĂ©alisĂ©es en matiĂšre d’avoirs criminels. Nous avons des marges de progression en la matiĂšre.

J’en viens aux moyens dont dispose l’Ofast.

Au 1er mars  2023, l’Office employait 191 personnels, contre 230 annoncĂ©s initialement. Fin 2023, il comptera plus de 230 agents. L’augmentation a Ă©tĂ© moins rapide que prĂ©vue mais il me semble prĂ©fĂ©rable d’avoir des recrutements Ă©chelonnĂ©s. Mon adjoint est un magistrat de l’ordre judiciaire, dĂ©tachĂ© dans un emploi de contrĂŽleur gĂ©nĂ©ral. Notre Ă©quipe comprend une forte proportion de policiers, mais aussi 30 gendarmes et 7 douaniers. Le pĂŽle opĂ©rationnel est dirigĂ© par un commissaire divisionnaire, le pĂŽle renseignement par un colonel de gendarmerie et le pĂŽle stratĂ©gie par un administrateur des douanes. Il s’agit d’une structure intĂ©grĂ©e, ce qui est important en termes de dĂ©finition de la stratĂ©gie et d’association de chaque administration.

M. Alain Richard, rapporteur. – Nous allons modifier assez substantiellement le code des douanes : son article principal, qui dĂ©finissait de façon trĂšs large les pouvoirs d’investigation de la douane a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© son conforme Ă  la Constitution. Nous allons le remplacer, si le projet de loi visant Ă  donner les moyens de faire face aux nouvelles menaces est adoptĂ©, par une sĂ©rie d’articles qui redĂ©finissent les pouvoirs d’investigation de la douane, en les encadrant dans le sens du respect des libertĂ©s individuelles et en prĂ©voyant le plus souvent l’intervention d’un magistrat. Ces mesures nouvelles vous posent-elles un problĂšme en termes d’efficacitĂ© des enquĂȘtes douaniĂšres ?

Mme AgnĂšs Canayer. – Élue du Havre, je constate que la lutte contre le trafic de stupĂ©fiants est un enjeu non seulement Ă  l’Ă©chelle des ports ou en termes de criminalitĂ©, mais aussi pour l’ensemble des populations locales, compte tenu des ramifications de cette activitĂ© dans les villes portuaires.

L’augmentation des saisies de cocaĂŻne est-elle due Ă  la meilleure efficacitĂ© des services ou Ă  une croissance du trafic de stupĂ©fiants ? En dehors des moyens humains, l’Ofast a-t-il d’autres besoins pour remplir sa mission ? Le projet de loi d’orientation et de programmation du ministĂšre de la justice 2023-2027, qui rĂ©forme notamment l’autorisation des perquisitions de nuit, aura-t-il un impact sur l’activitĂ© de l’Office ?

Mme Dominique VĂ©rien. – Le Premier ministre des Pays-Bas a rĂ©cemment Ă©tĂ© menacĂ©. Un tel risque est-il envisageable en France ? Quelles sont vos forces en Guyane ? Y a-t-il un danger de contagion des mĂ©thodes des trafiquants brĂ©siliens ?

M. Jean-Yves Leconte. – La dĂ©pĂ©nalisation partielle de certains produits, dont le cannabis, a fait l’objet de dĂ©bats et a Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©e dans plusieurs pays. Par ailleurs, on le voit notamment dans certains États d’AmĂ©rique latine, en se dĂ©veloppant les trafics grignotent l’État de droit, puis l’État tout court.

Compte tenu de la situation gĂ©opolitique, quelles interfaces observez-vous entre les territoires oĂč la consommation est lĂ©gale et ceux oĂč elle ne l’est pas ? Quelles sont les consĂ©quences du retrait de la France du Sahel, notamment en termes de renseignement ? Comment gĂ©rez-vous les contraintes europĂ©ennes dans le domaine de l’accĂšs aux donnĂ©es de connexion ?

M. JĂ©rĂŽme Durain. – L’attractivitĂ© des mĂ©tiers de la police est en berne ; on parle mĂȘme d’une crise des vocations. Qu’en est-il pour l’Ofast ? Quels sont vos besoins concrets en matiĂšre de dĂ©chiffrement, de captation judiciaire et de mise Ă  niveau technologique ? Comment les filiĂšres du trafic s’adaptent-elles aux processus de lĂ©galisation, notamment ceux lancĂ©s aux États-Unis et au Canada ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. – Lors d’un dĂ©placement de plusieurs membres de notre commission aux Antilles, et Ă  l’occasion de notre rencontre avec des agents de l’Ofast de Saint-Martin et de la Guadeloupe, nous avons Ă©tĂ© effarĂ©s par l’absence de moyens matĂ©riels dont ils disposent, ce qui fait de ces Ăźles des passoires. Par ailleurs, leur vie est trĂšs particuliĂšre puisque tout le monde les connaĂźt… EntourĂ©es d’Ăźles qui ne sont pas françaises – la Dominique, Sainte-Lucie, Antigua -, les Ăźles françaises sont le point d’entrĂ©e en Europe de la drogue, mais ces agents n’ont pas les moyens de contrĂŽler les cĂŽtes. Quelles solutions pourraient-elles ĂȘtre trouvĂ©es ?

Mme ValĂ©rie Boyer. – Peut-on parler de narco-quartiers en France, et si oui, oĂč se trouvent-ils ?

Le ministre de l’intĂ©rieur a dĂ©clarĂ© qu’il existait un lien entre les trafics de drogue et les mineurs isolĂ©s. Le constatez-vous ? Travaillez-vous avec les collectivitĂ©s locales sur ces questions ?

Mme Brigitte Lherbier. – Lorsque j’Ă©tais universitaire, la police culpabilisait les enseignants en leur disant que les Ă©tudiants Ă©taient responsables du dĂ©veloppement des trafics sur le campus… Échangez-vous avec des mĂ©decins, des personnels hospitaliers, ou des enseignants qui connaissent ces problĂšmes et veulent protĂ©ger la santĂ© de leurs Ă©lĂšves ? Sont-ils des acteurs de votre rĂ©seau de renseignement ?

M. Christophe-AndrĂ© Frassa. – DubaĂŻ a Ă©tĂ© Ă©pinglĂ© dans un article de L’Obs du 20 avril dernier comme Ă©tant le paradis des trafiquants français. Quel a Ă©tĂ© l’Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur de sa coopĂ©ration avec l’Ofast, alors que c’Ă©tait un havre de paix pour les narcotrafiquants français et europĂ©ens ?

Mme Marie Mercier. – Qu’en est-il du captagon, appelĂ©e aussi la drogue des terroristes ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. – La police d’Île-de-France n’hĂ©site pas Ă  qualifier le Maroc de narco-État. On n’en parle pas assez.

Notre pays est inondĂ© de ces produits et les prix ont beaucoup baissĂ© ces derniĂšres annĂ©es. Avons-nous une politique de prĂ©vention digne de ce nom ? Les psychiatres nous ont alertĂ©s Ă  cet Ă©gard. L’usage de drogue a des consĂ©quences psychologiques sur la jeunesse, et notamment une dĂ©pendance rapide. C’est un sujet de sociĂ©tĂ© qui n’est pas abordĂ© comme tel.

La France ne suit-elle pas la mĂȘme voie que certains pays d’AmĂ©rique du Sud ? Le trafic pose en effet des problĂšmes de sĂ©curitĂ© et perturbe la vie quotidienne des habitants de certains quartiers. Cette Ă©conomie parallĂšle concerne l’ensemble du territoire. Quelle est votre analyse de cette dĂ©rive ?

M. François-NoĂ«l Buffet, prĂ©sident. – Disposez-vous de moyens juridiques suffisants pour mener Ă  bien votre mission ? Faudrait-il amĂ©liorer cet arsenal ? Sur quel point pourrait-on avancer ?

Mme StĂ©phanie Cherbonnier. – PremiĂšre question : la rĂ©forme du code des douanes et les nouvelles dispositions que vous examinerez.

Il convient de veiller Ă  ne pas casser, via l’autonomisation des acteurs, le chef de filĂąt de l’Ofast et le dispositif de partage de renseignements. Mais la modification de l’article 60 du code des douanes n’aura pas pour consĂ©quence de mettre fin aux contrĂŽles par la douane. Par ailleurs, des dispositions europĂ©ennes s’appliquent Ă  toutes les forces de sĂ©curitĂ©.

Quant aux nouveaux pouvoirs confĂ©rĂ©s Ă  la DNRED, liĂ©s aux techniques spĂ©ciales d’enquĂȘte – sonorisation, captation d’images -, leur mise en place ne doit pas empĂȘcher que les diffĂ©rents acteurs se parlent entre eux ; Ă  dĂ©faut, la judiciarisation risque d’intervenir trop tardivement. Prenons l’exemple d’un container polluĂ© par un produit : le renseignement doit ĂȘtre partagĂ© par les services le plus tĂŽt possible, sans qu’aucun ne le capte en vue de se l’approprier. Le projet de loi prĂ©voyant de donner Ă  la douane des pouvoirs qui sont actuellement rĂ©servĂ©s Ă  des services agissant sous le contrĂŽle d’un magistrat instructeur ou du parquet, il faut trouver le juste Ă©quilibre entre l’action de la douane et celle des services judiciaires. C’est la seule limite que j’identifie dans le nouveau dispositif. Ces affaires ne doivent pas aboutir dans n’importe quel parquet. Les dossiers d’envergure d’importation de cocaĂŻne doivent rester sous l’autoritĂ© de l’une des huit juridictions interrĂ©gionales spĂ©cialisĂ©es (Jirs) que compte notre pays, voire de la juridiction nationale chargĂ©e de la lutte contre la criminalitĂ© organisĂ©e (Junalco) lorsqu’ils sont particuliĂšrement complexes, et doivent faire l’objet d’un suivi quasi centralisĂ©. Mieux vaudrait favoriser la coordination des acteurs, en associant davantage la douane durant la phase judiciaire.

Pour rĂ©sumer, il faut, d’une part, veiller Ă  ne pas judiciariser trop tard et, d’autre part, permettre le contrĂŽle plein et entier de l’autoritĂ© judiciaire sur l’action d’agents non soumis aux mĂȘmes contraintes que les officiers de police judiciaire (OPJ).

DeuxiÚme question : les enjeux portuaires.

L’augmentation des saisies est certes liĂ©e Ă  un meilleur partage des renseignements entre la douane et les forces de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure, mais force est aussi de constater que le volume des produits qui entrent sur notre territoire et chez nos voisins europĂ©ens connaĂźt une croissance majeure. Sur le plan judiciaire, l’arsenal est complet. Nous agissons systĂ©matiquement dans le cadre de l’article 706-73 du code de procĂ©dure pĂ©nale. La faille de la procĂ©dure judiciaire, c’est que l’on y dĂ©taille l’ensemble de nos actions – ce que l’on fait, comment et quand : les organisations criminelles ont donc accĂšs, via leurs avocats, Ă  l’intĂ©gralitĂ© de nos mĂ©thodes de travail.

Dans le domaine des stupĂ©fiants, les infiltrations sont trĂšs compliquĂ©es Ă  mettre en Ɠuvre parce que l’ensemble de la procĂ©dure est soumise au principe du contradictoire et que les risques encourus par les agents infiltrĂ©s sont trĂšs grands. MĂȘme si ces mesures figurent dans l’arsenal juridique français, on prĂ©fĂšre souvent ne pas les utiliser. En Belgique, il est possible d’Ă©carter certains Ă©lĂ©ments – les « dossiers distincts » – de la procĂ©dure contradictoire ; bien sĂ»r, il y a toujours un contrĂŽle du juge. Monsieur le PrĂ©sident vous parliez des Ă©volutions lĂ©gislatives souhaitables, c’est un point auquel il faudrait rĂ©flĂ©chir.

L’Ofast appartient au second cercle des services de renseignement. Si nous travaillons avec ceux du premier cercle, nous ne disposons pas de tous les pouvoirs de ces derniers. Par exemple, nous ne pouvons pas procĂ©der Ă  la captation de messages Ă©changĂ©s sur des tĂ©lĂ©phones par satellite Iridium.

TroisiÚme question : les menaces qui pÚsent sur les Pays-Bas.

Aux Pays-Bas, la prise de conscience en matiĂšre de stupĂ©fiants a eu lieu du fait de l’existence d’un rĂ©seau criminel qui a Ă©mis des menaces Ă  l’encontre des reprĂ©sentants des institutions ; la Belgique connaĂźt la mĂȘme situation. En France, nous devons donc ĂȘtre vigilants : c’est l’un des Ă©lĂ©ments de l’approche globale que nous devons avoir. J’ai incitĂ© tous les OPJ de l’Ofast Ă  agir sous anonymat, comme le permet la loi au travers du rĂ©fĂ©rentiel des identitĂ©s et de l’organisation (RIO), car il faut anticiper ce type de menaces – je rappelle qu’il y a dans notre pays des meurtres de policiers Ă  leur domicile.

QuatriĂšme question : l’action Ă  la frontiĂšre guyanaise.

Au sujet de la Guyane, il faut Ă©voquer deux points : l’activitĂ© des passeurs et le trafic au dĂ©part du port de DĂ©grad-des-Cannes. Une antenne de l’Ofast est implantĂ©e dans ce territoire, qui comptera 20 Ă©quivalents temps plein (ETP) en septembre 2023. Un attachĂ© de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure a Ă©tĂ© nommĂ© au Surinam. Les moyens de contrĂŽle ont Ă©tĂ© renforcĂ©s Ă  tous les niveaux, de Saint-Laurent-du-Maroni jusqu’Ă  l’aĂ©roport de Cayenne-FĂ©lix-ÉbouĂ©.

CinquiÚme question : les méthodes « brésiliennes ».

Ces mĂ©thodes pourraient ĂȘtre dites tout autant « colombiennes Â» ou « mexicaines Â», et il s’agit bien, madame VĂ©rien, de violences criminelles qu’il convient de ne surtout pas ignorer.

SixiÚme question : la dépénalisation partielle du cannabis.

Nous devons ĂȘtre prudents en la matiĂšre : la lĂ©galisation ne conduirait pas Ă  la fin des trafics, les consommateurs recherchant un niveau de toxicitĂ© trĂšs Ă©levĂ© qui ne sera pas proposĂ© dans le cadre de ventes autorisĂ©es.

SeptiÚme question : les conséquences du désengagement au Sahel.

Il n’a pas eu d’impact immĂ©diat sur notre connaissance du trafic. Nous examinons attentivement les arrivĂ©es de cocaĂŻne en provenance d’Afrique de l’Ouest, le Golfe de GuinĂ©e Ă©tant trĂšs impactĂ© : c’est la route la plus courte, avec celle en provenance du BrĂ©sil. Nous avons des partenariats avec la marine sĂ©nĂ©galaise et avec le centre opĂ©rationnel d’analyse du renseignement maritime pour les stupĂ©fiants (MAOC-N), agence internationale basĂ©e Ă  Lisbonne. La marine française rĂ©alise Ă©galement de nombreuses interceptions. Sur ces nouvelles routes du trafic, qui sont identifiĂ©es, nous travaillons aussi avec les services de renseignement du premier cercle.

HuitiÚme question : les contraintes européennes dans le domaine des données de connexion.

Elles n’ont pas de consĂ©quences, pour l’instant, sur notre activitĂ© opĂ©rationnelle, mais nous avons des inquiĂ©tudes, notamment sur la limitation de la conservation des donnĂ©es de connexion. Nous avons en effet besoin d’accĂ©der Ă  ces donnĂ©es, d’opĂ©rer des captations judiciaires et de dĂ©chiffrer les messageries cryptĂ©es, car ces outils nous permettent de conduire nos investigations.

NeuviĂšme question : les consĂ©quences de la rĂ©forme de la police nationale et l’attractivitĂ© de l’Ofast.

L’Ofast a fait l’objet d’une certaine publicitĂ© et emploie une Ă©quipe jeune, ce qui le rend attractif. Par ailleurs, qui dit nouveaux modes d’investigation dit nouveaux profils. Nous recrutons beaucoup de contractuels, Ă  l’instar de la direction gĂ©nĂ©rale de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (DGSI), pour travailler sur des sujets techniques et d’analyse que nous ne maĂźtrisons pas complĂštement. L’attractivitĂ© est aussi liĂ©e au large panel de mĂ©tiers proposĂ©s.

DixiÚme question : le déplacement de votre commission aux Antilles.

L’Ofast a une antenne CaraĂŻbes implantĂ©e Ă  Fort-de-France et deux dĂ©tachements, l’un en Guadeloupe et l’autre Ă  Saint-Martin. Je ferai le point avec le chef de l’antenne sur l’Ă©ventuel manque de moyens, sachant que le contrĂŽle aux frontiĂšres ne relĂšve pas de ces agents. Pour ce qui concerne le partenariat avec les Ăźles voisines, nous avons depuis un an Ă  Sainte-Lucie une unitĂ© permanente de renseignement au sein de laquelle des enquĂȘteurs français travaillent avec les autoritĂ©s locales en vue de partager du renseignement. Nous souhaitons faire de mĂȘme avec la Dominique. Pourquoi pas avec Antigua ? Les Ăźles ne peuvent rester isolĂ©es et doivent se connecter avec leurs voisines ainsi qu’avec les grandes agences Ă©trangĂšres qui rayonnent sur la zone – la DEA (Drug Enforcement Administration) et la NCA (National Crime Agency). Nous ne voulons pas laisser ces dossiers Ă  la seule main des autoritĂ©s territoriales ; nous dĂ©ployons donc une stratĂ©gie nationale dans ces territoires.

OnziÚme question : les narco-quartiers.

On a tendance Ă  qualifier de « narco Â» bien des sujets… Aujourd’hui, la drogue se diffuse partout, en zones urbaines, pĂ©riurbaines et mĂȘme rurales. Aucun territoire n’est Ă©pargnĂ©. Une cartographie des points de deal a Ă©tĂ© mise en place en 2021. Cela permet ensuite de savoir quelles sont les forces en prĂ©sence et quelle action concrĂšte on y conduit, Ă  court ou plus long terme dans le cadre d’une enquĂȘte judiciaire.

DouziÚme question : les mineurs isolés.

Quelques phĂ©nomĂšnes ont Ă©tĂ© identifiĂ©s. Les groupes criminels disposent d’une manne, en termes de ressources humaines, trĂšs Ă©tendue et vont chercher dans divers dĂ©partements y compris des dĂ©partements autres que celui du point de deal des « charbonneurs Â», des revendeurs, des « chouffeurs Â», des transporteurs, des Ă©quipes pour les enlĂšvements-sĂ©questrations. On constate une hyperspĂ©cialisation de l’organisation et une dĂ©territorialisation des emplois. Les mineurs isolĂ©s sont Ă©videmment recrutĂ©s, comme d’autres populations en situation de prĂ©caritĂ©. En Guyane, parmi les passeurs interceptĂ©s, les « mules Â», la moitiĂ© est composĂ©e de Guyanais et l’autre moitiĂ© d’Ă©trangers. Pour 2 000 ou 3 000 euros, ils acceptent de traverser l’Atlantique avec des produits stupĂ©fiants dans le corps ou dans des valises, en courant un risque pĂ©nal et sanitaire trĂšs grave. Une mĂšre de famille, ayant deux enfants mineurs, transportant in corpore des produits stupĂ©fiants, cela pose tout de mĂȘme question… C’est de l’exploitation de la vulnĂ©rabilitĂ© sociale.

TreiziÚme question : nos liens avec les collectivités locales.

Nous avons mis en place dans chaque dĂ©partement des cellules de renseignement opĂ©rationnel sur les stupĂ©fiants (Cross), qui rĂ©unissent tous les acteurs chargĂ©s de la lutte contre les trafics et mettent en place des partenariats avec, entre autres, des bailleurs sociaux et des municipalitĂ©s : il y a donc un lien avec les territoires.

QuatorziĂšme question : l’approche de santĂ© publique vis-Ă -vis des jeunes.

En matiĂšre de stupĂ©fiants, l’approche doit ĂȘtre double, rĂ©pressive certes, mais avant tout prĂ©ventive. Nous travaillons ainsi avec la mission interministĂ©rielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), organisme placĂ© sous l’autoritĂ© du Premier ministre et prĂ©sidĂ© par un mĂ©decin, Nicolas Prisse, qui a mis en place un plan triennal de lutte contre les addictions auquel est intĂ©grĂ© le plan national de lutte contre les stupĂ©fiants, dit « plan stup’ Â».

QuinziĂšme question : la coopĂ©ration avec les Émirats arabes unis.

Si l’on veut mettre en place une coopĂ©ration internationale, encore faut-il en faire la demande auprĂšs du pays avec lequel on souhaite travailler, et se dĂ©placer pour comprendre ses contraintes. C’est ce que nous avons fait avec ce pays et des rĂ©ussites opĂ©rationnelles s’en sont suivies. Nous avons Ă©tabli un partenariat avec des services Ă©miratis et avons accueilli dans nos services, en immersion, des policiers de DubaĂŻ, ce qui a crĂ©Ă© un cercle vertueux. Mon travail est d’entretenir cette relation, comme toute coopĂ©ration en la matiĂšre.

Les autoritĂ©s dubaĂŻotes ont compris que se trouvaient sur leur territoire non seulement des trafiquants de stupĂ©fiants, mais aussi, potentiellement, des tueurs, d’oĂč leur volontĂ© de coopĂ©rer avec l’Ofast.

SeiziÚme question : le captagon.

Ce produit n’a pas Ă©tĂ© saisi sur le territoire français, mais il a fait l’objet de travaux relatifs au financement du terrorisme et Ă  la piraterie. Nos attachĂ©s de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure suivent ce dossier dans les zones concernĂ©es. Des saisies importantes ont Ă©tĂ© effectuĂ©es en Espagne assez rĂ©cemment.

DerniÚre question : le cannabis en provenance du Maroc.

Ce sujet devra faire l’objet d’une rĂ©flexion dĂ©passant l’approche rĂ©pressive en lien avec la santĂ© publique, comme je l’ai Ă©voquĂ© prĂ©cĂ©demment

M. François-NoĂ«l Buffet, prĂ©sident. – Nous vous remercions pour vos explications dĂ©taillĂ©es et la prĂ©cision des informations que vous nous avez donnĂ©es. Aux Antilles, dans le cadre de la mission Ă©voquĂ©e par Mme Marie-Pierre de La Gontrie, nous avons Ă©tĂ© interpellĂ©s au sujet de ce trafic. Par ailleurs, j’ai rĂ©cemment assistĂ© Ă  une saisie au Havre par des agents dont les conditions d’enquĂȘte sont difficiles, mais qui font un travail Ă©minemment stratĂ©gique.

SOURCE OFFICIELLE

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Tous ceux qui sont branchĂ©s sur ce secteur d’activitĂ©s savent pertinemment que le gros des saisies et des affaires en cours a toujours Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rĂ© par la DNRED et la SURV (Entre 70 et 75 % des saisies stups).

Le dernier article de Marc Fievet abordant le chef de filĂąt de l’OFAST

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Une rĂ©flexion au sujet de « FRANCE đŸ‡«đŸ‡· (Audition au SĂ©nat) : ce que disait StĂ©phanie Cherbonnier le 10 mai 2023 »

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